Apprendre à sentir, apprendre à s’aimer
Cet article présente quelques clefs du Tantra nous amenant au sentir afin de nous reconnecter à un corps que nous avons déserté au profit du mental.
Nous pensons souvent davantage le monde plutôt que nous le vivons.
Attirés sans cesse par le mental, cette tour d’ivoire dans laquelle nous pensons nous oublier nous fait aussi oublier qu’avant la pensée, le sentir se présente à nous. Mais détournés de nous-même, de notre propre corps, happés par des pensées qui occupent toute notre attention, à un rythme parfois effréné, nous ne prêtons que peu d’attention à ces signes que nous envoient nos sens comme pour nous inviter à reprendre contact avec une autre partie de nous, et préférons nous laisser emmener dans un système virtuel, fabriqué le plus souvent par l’extérieur, l’éducation, la morale, cloisonné par des croyances et des jugements dont nous n’avons d’ailleurs souvent même pas conscience.
Parfois, pris par la tempête, notre mental laisse place à des comportements, des émotions, des sentiments qui nous débordent, pulsionnels, incontrôlables, face auxquels nous restons souvent démunis.
Entre ces deux extrêmes, nous restons séparés, sans lien entre des manifestations du corps et une activité ininterrompue du mental, absorbés tantôt par l’un tantôt par l’autre sans être réellement unis avec nous-même.
Il existe pourtant des espaces dans lesquels un mental libéré de ses cloisons peut co-exister avec l’expression de la vie en nous. Le Tantra peut nous y emmener.
Une première porte d’accès est celle du sentir.
Le sentir apporte une présence là où notre absence amenait le corps à crier de plus en plus fort pour se faire entendre.
Le sentir apporte un baume apaisant là où notre jugement sur nous-même nous amenait à dire oui à l’extérieur plutôt qu’à écouter notre propre oui intérieur.
Le sentir permet de rencontrer ce mystère de la vie en nous plutôt que de se l’entendre raconter par des théories.
Le sentir est ce que l’on a déjà expérimenté durant toute notre enfance, avant que notre mental ne prenne le dessus pour nous conditionner à être conforme à ce que l’on attend de nous.
Le sentir est ce pas vers un adulte conscient et ouvert à l’amour se manifestant en lui.
Pour sentir il n’est pas besoin de fabriquer de sensations, car elles sont déjà là, il y a juste à s’y rendre présent.
Comment faire?
Il n’y a justement rien à faire, il s’agit plutôt d’arrêter de faire pour se laisser toucher par ce qui vient.
Ralentir le mouvement intérieur, se mettre à l’écoute.
Présent à sa respiration, laisser son attention se poser sur ce qui se passe dans le corps. Au niveau des organes, des membres, est-ce qu’il y a une forme de chaleur, une couleur, un mouvement, une consistance, une tension, comment est la respiration ? Petit à petit affiner la palette des sensations selon les modalités qui nous correspondent le mieux, visuelles, auditives, physiques… Est-ce que cette sensation en évoque une autre, ou pas, comment est-ce que je respire avec… Progressivement de plus en plus de manifestations du corps parviennent à notre conscience, plus subtiles, comme les pensées que l’on peut aussi sentir, leur poids, leur vitesse, leur mouvement… Si le mental ne sent pas, l’on peut sentir les histoires qu’il se raconte…
C’est la voie de la conscience. Etre le témoin de ce qui se présente à nous.
Une autre voie est celle du coeur. Le coeur n’observe pas, il ne fait qu’un avec ce qui se présente, il pénètre toute chose, il se fond complètement avec la sensation. Une méditation du « Vijnana Bhairava Tantra » propose ceci : « Lorsqu’en une telle étreinte tes sens sont agités comme des feuilles, pénètre cette agitation »…
Mais si le sentir ne demande rien à faire en particulier, certains conditionnement nous détournent de cette présence à soi…
Une premier conditionnement concerne les attentes. Conditionnés par le mental que nous sommes, et aussi par ce que la reproduction de l’espèce veut de nous, nous avons des attentes sur ce que nous devrions sentir. Nous voudrions par exemple avoir des sensations fortes et positives.
Ces attentes peuvent nous détourner de ce que nous sommes amenés à vivre.
Par exemple, si je me laisse guider par la seule quête du plaisir et que, lors de la rencontre amoureuse, je ne ressens rien, ou rien ne se passe, je risque de me lasser ou juger ce moment et par là de perdre quelque chose de la rencontre. Mon attente de ce que je devrais vivre, ou la seule quête du plaisir, m’empêchent de plonger dans ce qui m’est proposé, et me coupent de moi-même. Je me rends absent de la sensation du vide, du rien, de l’ennui, qui sont pourtant pleinement à sentir. La solution est simple, elle consiste à rester avec le rien, avec l’ennui, s’y intéresser, le rencontrer, le respirer, le gouter comme une sensation que l’on découvre pour la première fois, jusqu’à oublier sa provenance, sans se raconter d’autre histoire que celle de ce contact avec l’énergie présente, sans se laisser emporter par un jugement de ce que l’autre ou soi-même pourrait penser de la situation. La rencontre amoureuse devient alors un espace de rencontre avec notre totalité. Non plus focalisés sur la seule recherche d’un plaisir limité et local, nous pouvons gouter l’ivresse de nous laisser emporter par les énergies vivantes et subtiles de toutes les composantes de notre être, dans le simple plaisir d’être.
De même si je me suis programmé pour ne vivre que des choses positives ou agréables, mon attente va me faire lutter contre ce que je vais juger négativement. Si la colère me prend, ou la tristesse, ou la peur, je risque de l’ignorer et la refouler quelque part en moi. Cette lutte pour rester dans du positif va m’empêcher d’accueillir la vie dans sa globalité, dans son mouvement cyclique entre différents pôles. La tension de cette lutte va me rigidifier et m’empêcher d’apprécier même ce que je juge positivement, car le spectre du négatif ne sera jamais très loin. Focalisé sur une seule face de la pièce, sur un seul aspect possible des choses, je vais manquer de voir la pièce elle-même, dans sa globalité. Plutôt que de me situer au centre, je vais rester à la périphérie, entraîné au gré des humeurs de la vie dont je reste dépendant. L’invitation du Tantra est alors d’accueillir toutes les facettes sans en rejeter aucune. Plutôt que projeter un ressenti à venir, s’ouvrir à ce qui vient sans juger et se laisser remplir par inattendu.
Un autre conditionnement consiste à « éjaculer » la sensation plutôt que prendre le temps de rester avec elle. Le terme « éjaculer » peut sembler fort, pourtant il représente bien ce qui se passe en terme d’énergie.
Par exemple si je ressens beaucoup de désir pour quelqu’un, je peux avoir envie de passer à l’acte, ce qui me « soulagera » de ce désir… C’est d’ailleurs ce à quoi nous invite la nature en vue de la reproduction de l’espèce. Mais la nature a ses objectifs que le conscient peu détourner… Seulement nous sommes tellement peu habitués aux sensations fortes que lorsqu’elles se présentent nous cherchons à nous en débarrasser, comme si nous étions trop « douillets » pour pouvoir les accueillir. Le sensation de l’eau froide sur notre peau… L’intensité d’un regard croisant le notre… Il faut dire que l’apprivoisement de ces énergies ne fait pas partie des enseignements dispensés par notre éducation.
Prenons l’exemple du désir. Le Tantra nous invite à lâcher l’objet de notre désir pour nous intéresser à l’énergie qui se manifeste en nous. Il serait bien sûr possible de passer à l’acte, avec l’accord de la personne concernée, mais il est aussi possible de rencontrer la sensation pour faire l’expérience de rester simplement en contact avec elle. Le mental peut alors vouloir prendre le relais, avec des pensées obsédantes, ou des pensées sur comment la situation pourrait être différente, ou comment sa non résolution nous fait souffrir, etc., mais si nous revenons aux sensations du corps, sans juger ces pensées, il restera à sa juste place. Un monde de sensations s’ouvre alors. Pleines, colorées, vibrantes, mouvantes, à vous d’en faire l’expérience, mais ces nouvelles saveurs enrichiront votre rapport avec vous-même, car elles révèleront des parties inconnues de vous que vous n’aviez jusqu’à présent pas investies.
Au bout d’un certain temps l’objet à l’origine de ces sensations, dans cet exemple l’être désiré, ira même jusqu’à disparaître momentanément à nos yeux, et ne restera alors qu’une sensation à accueillir, un plein d’énergie.
Cette forme de plénitude apportera un sentiment de liberté, liberté d’aller vers l’autre, liberté de rester en soi-même. Le mouvement vers l’autre sera alors un mouvement de donner, plutôt qu’un mouvement de prendre. Ce qui est vrai pour le désir est aussi vrai pour la colère, pour la joie, ou pour toute émotion que l’on serait tenté de « décharger » sur l’autre… Une méditation du « Vijnana Bhairava Tantra » dit la chose suivante : « Dans la joie de retrouver un ami, soyez cette joie »…
De même, si je suis frustré, si l’autre ne me donne pas ce que je veux, malgré le fait que j’en ai fait la demande. Je peux rester avec l’idée paralysante que l’autre est responsable de ma frustration, et continuer à me défausser sur lui. Je peux aussi rentrer dans la sensation de cette frustration (voie du coeur), ou observer cette frustration (voie de la conscience). Par là je rends cette frustration mienne, je me l’approprie pour devenir responsable de ce que j’en fais. Je ne l’ai pas choisie, mais elle est là. En être responsable, c’est cesser de vouloir faire porter la responsabilité à l’extérieur. Petit à petit, présent à cette frustration, je me rencontre moi-même, la frustration devient une forme d’énergie qui me fait me sentir vivant. La souffrance, ou l’inconfort, ne venait pas de la frustration elle-même, mais de l’idée que j’avais que la situation aurait dû être différente. Notre souffrance vient du décalage entre la projection fantasmée d’un idéal de vie et ce qui nous est donné à vivre dans l’instant.
S’aimer dans son ressenti…
Un mouvement d’amour peut se faire dans l’accueil de ce qui survient à travers le sentir. Sans aller jusqu’à aimer tout ce qui nous arrive, on peut simplement être bien avec. En étant juste à l’aise avec ce qui est là. Une forme de tranquillité avec l’idée que ce que la vie nous propose dans cet instant est justement ce que nous avons à vivre. Ca ne veut pas dire tout accepter, mais faire confiance dans ce qui se présente à nous, que nous l’ayons choisi ou non. Cela ne veut pas dire se plier à l’extérieur, mais dire oui à ce qui émerge en nous. Si un non se présente, ce sera une occasion de sentir ce non et lui dire oui, c’est à dire s’affirmer dans ce non. Selon ce qui émerge, la vie se chargera de laisser cette sensation se dissoudre à la lumière de la conscience, si elle est négative, ou de la transformer en énergie d’amour, si elle est positive. On se donnera alors une occasion de s’aimer car ce sera un oui à soi-même.
Apprendre à sentir pour être bien avec ce qui se présente et ne plus être le jouet des flots de la vie en nous.
Apprendre à rencontrer ce que nous avons l’habitude de rejeter, le manque, la frustration, le vide, l’ennui, pour nous rencontrer nous même dans notre plénitude aimante. Et s’ouvre alors une autre dimension de la vie…
Benoit Meudic